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mercredi 9 décembre 2020

Parlons d'innovation avec...

 Frédéric Lopez, de  


Interview du 27 novembre 2020, réalisée par rOmain Thouy


39ème article d’une série d’interviews réalisées sur la gestion de l’innovation dans le domaine des industries créatives (jeux vidéo, films d’animation) de la région Occitanie.

Frédéric Lopez
Frédéric Lopez est cofondateur et dirigeant du studio de développement de jeux vidéo Alt Shift. Créé en 2010, ce studio indépendant propose également des solutions en stratégie digitale, technologies web et méthodes agiles, à partir de solutions open source.

Formation : DUT d’informatique; Doctorat en sciences de gestion spécialité Marketing
  • son 1er jeu : Besyde, Mask of Harmony
  • son 1er gros succès : Not Not - A Brain Buster
  • son dernier gros succès : Crying Suns


Gamin, je voulais être Designer industriel. J’admirais tout ce qui était concept art et design, en général. J’étais même fan de Philippe Starck, à l’époque. L’art et la démarche artistique m’ont toujours captivé, quel que soit le média d’expression.


Le cinéma est peut être ce qui m’a le plus marqué. Je me rappelle très bien mes premières claques visuelles, dans le cinéma d’auteur. Un film me revient en particulier, La cité des enfants perdus (de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, 1995). C’était la première fois que je  tombais amoureux d’une image cinématographique et cela m’a hanté pendant pas mal d’années. J’ai découvert ensuite d’autres films, comme ceux de Terry Gilliam (Brazil), et c’est à partir de là que j’ai développé un goût pour les ovnis artistiques : cinéma d’auteurs, jeux indépendants, des œuvres qui ont une identité très forte.


En parallèle du lycée, j’ai fait du dessin en atelier pour acquérir des éléments de techniques traditionnelles: l'œil et la main. C’est à peu près à la même époque que j’ai eu mon premier PC (fin des années 90). Mon envie de design s’est progressivement muée vers le design de jeu et l’infographie. Je me souviens qu’à l’époque, j’avais réalisé des images 3D (avec 3D Studio MAX) qui avaient été publiées dans un CD-ROM de magazine papier qui s’appelait PC TEAM. J’étais trop fier !


Après mon DUT d’informatique, j’ai bifurqué vers le marketing à l’IAE de Montpellier et j’ai enchaîné en 2008 sur une thèse en marketing que j’ai soutenue en 2012 à Paris. Mon sujet d’étude portait sur les stratégies de marques dans les médias sociaux et les communautés virtuelles. Il y avait à ce moment-là une véritable émergence des médias sociaux et des communautés virtuelles et j’ai voulu étudier leurs impacts sur les stratégies de marques.


En parallèle de ces travaux, je réfléchissais à Alt Shift, avec les copains que j’avais rencontrés en IUT et qui s’étaient spécialisés de leur côté en développement. Nous souhaitions créer des jeux et nous avions envie d’entreprendre. Nos profils étaient très complémentaires : très techniques et orientés développement pour mes collègues, plutôt marketing et management pour moi. Les premières idées d'entrepreneuriat ont émergées en 2008/2009. Nous avons commencé à faire quelques réunions de création à ce moment-là, pour positionner ce que nous voulions faire, ce que serait pour nous le jeu idéal et pour voir quelles étaient les opportunités de marché pour lancer quelque chose.

Nous avons rencontré des gens du BIC (Business & Innovation Centre, incubateur d’entreprises de Montpellier) qui nous ont accompagnés et aidés à formuler notre proposition.


On peut dire qu’Alt Shift est né d’une opportunité de marché. En 2008/2009, il y avait quelques tendances qui étaient en train d’exploser : le MMORPG (jeu de rôle en ligne massivement multi joueurs), l’explosion des ventes de smartphones connectés et puissants, et la géolocalisation qui se répandait de plus en plus dans les usages.


Comme il nous semblait évident qu’il y avait une opportunité sur le MMORPG géolocalisé, nous avons commencé à créer quelque chose autour de cela. C’était le projet Besyde.

Nous étions 5 à travailler dessus. C’était un projet innovant, que nous avons mené pendant 2 ans. Au niveau du game design, nous devions créer un monde parallèle superposé à la réalité. Pour y parvenir, le monde du jeu devait être généré sur un seul serveur ultra robuste. C’était une sorte de Pokemon Go avant l’heure ! Nous avions collaboré avec un laboratoire de recherche, le LIRMM (Laboratoire d’Informatique, de Robotique et de Microélectronique de Montpellier), sur les technologies de serveurs massivement multi-agents et sur les protocoles de tolérance aux pannes.


Malheureusement, entre le moment où nous avions démarré ces travaux et le délai de mise en application de leurs résultats, les technologies avaient évolué et le verrou technologique que nous avions trouvé avait naturellement sauté. Ce qui a rendu tous nos efforts inutiles. C’est un projet qui est resté à l’état de prototype et nous sommes passés à autre chose.


Les enseignements que nous avons tirés de cette expérience ont été profitables pour le développement  du studio. Il y avait en particuliers la temporalité du marché qui n’était pas en phase avec celle de la recherche. La vélocité de la R&D du studio était aussi un critère important. Si tu es positionné sur un marché ultra concurrentiel et qu’il y a un Google qui développe lui-aussi des trucs dessus, tu sais très bien que tu risques d’arriver au moins 1 an après la bataille.

Tout le temps que nous avions passé sur la technologie n’avait pas été passé sur le jeu lui-même. Hors, nous étions sur la production d’un jeu, c’était donc l’expérience du joueur qui devait être centrale. Finalement, pour ce projet là, l’effort sur la technologie s’est fait au détriment du reste.


Nous avons alors repositionné notre démarche, pour qu’elle soit plus créative que technique. Cette dernière ne devait plus être au centre de nos efforts, mais simplement un outil support à notre créativité.

Pour appliquer cette décision, il a fallu s’extraire des penchants naturels que nous avions tous pour la technologie.


En ce moment, nous sommes dans une phase de pré-production pour un prochain jeu : cette phase doit nous permettre d’en évaluer l’opportunité. Il s’agit d’un jeu de type plateforme en pixel art, avec une ambiance un peu inquiétante, genre horreur, comme dans le film Alien. Pour l’instant, ce n’est pas un projet porté par une innovation technologique, mais plutôt par un désir de création, basé sur un personnage emblématique qui est déjà posé, autour duquel nous voulons proposer un univers graphique et sonore unique, et intégrer un gameplay avec un twist différenciant par rapport aux jeux de plateformes existants. Ce projet vient d’une idée de Louis-Julien Berthe, un de nos salariés, qui remonte à quelques années. Il avait commencé à travailler sur des concepts de personnages en pixel art. Nous l’avons recruté il y a 3 ans pour qu’il travaille sur le projet Crying Suns. Il a continué à faire vivre son petit projet en parallèle et aujourd’hui nous avons intégré ce projet à Alt Shift en lui proposant de travailler ensemble sur la pré-production. Cette phase a commencé depuis quelques mois, pendant les derniers tours de roues sur Crying Suns.


Frédéric, comment définis-tu l'innovation dans ton domaine ?

Il y a une phrase d'Albert Einstein qui me vient en tête et qui représente tout à fait ce que je pense. C’est quelque chose qui sonne comme “Inventer, c’est penser à côté.”, et je trouve que cela correspond très bien.

Cette phrase m’a marqué car elle signifie qu’il faut arriver à s’extraire de la structure et des manières de penser classiques, à voir les choses sous un autre angle pour proposer quelque chose de différent. Cela résume très bien ma conception de l’innovation. Quel que soit le domaine d’application, d’ailleurs.


Comment portes-tu cette innovation?

Au studio, nous sommes absolument tous portés par notre désir de créativité. Il nous impose naturellement d’observer ce qui existe, ce qui se passe, et de nous positionner pour proposer quelque chose de différent. Il s’agit d’innover par la créativité.

Cette vision est très partagée par tous, elle n’est pas imposée, c’est assez organique.

La décision d’innover sur telle ou telle chose ou de rester sur de l’existant est fait en commun. Par exemple, les choix du moteur de jeu, du style graphique, sont proposés et discutés, voire confrontés et ensuite arrêtés de façon collégiale.


Pourquoi est-ce si important d'innover ?

La R&D occupe une place importante dans le studio. Chaque fois que nous avons un objectif final à atteindre, créatif ou technique, si nous voyons que les solutions existantes ne marchent pas bien ou sont insuffisantes, nous n’allons pas hésiter à développer quelque chose.


Par exemple, sur Crying Suns, je m'occupais de la direction artistique, et j’avais une idée assez précise du mélange graphique et du rendu final que je voulais. Nous avons créé le moteur de rendu qui permet d’avoir ce que nous avons maintenant dans le jeu, c’est-à-dire un mélange de sprites, de textures 2D et de modèles 3D en faisant en sorte que toute la mise en scène fonctionne pour n’importe quel plan avec le bon angle de caméra, les effets de lumière et d’ombre, etc..






Ce moteur de rendu est une innovation d’assemblage qui n’existait pas avant le jeu. Cette innovation n’a d’intérêt que parce qu’elle permet un résultat graphiquement unique. C’est ce qui fait la marque de fabrique du jeu, d’ailleurs, qui le rend reconnaissable et qui a motivé de faire de la R&D, avec plus de D que de R pour arriver à ce résultat. Nous avons pu faire cette démarche car nous avions un objectif clair, ce n’était pas juste exploratoire.


En pré-production, il n’est pas rare que la part de R&D monte jusqu’à 50%, car nous allons tester des choses, prototyper, expérimenter, etc..

En revanche, cette part devient très faible en production, bien entendu, car nous évitons d’avoir encore à expérimenter des choses. En production tu veux déployer, instancier, mais pas passer du temps à chercher. Tu veux absolument contrôler tes coûts et la R&D est bien le genre de truc qui peut tout faire déraper. 


Sur Crying Suns, la pré-production n'avait pas été assez longue (elle avait duré entre 1 et 2 ans) et nous aurions eu bien besoin de quelques mois de plus. Nous avons dû, en pleine production, pivoter et faire d’autres choix qui nous ont coûté du temps.


Sur Not Not, un autre de nos jeux, la pré-production avait été très courte, car Mathias Baglioni, un de mes associés, avait déjà fait un prototype du jeu très abouti dans lequel le concept était posé. Néanmoins, le scope de ce jeu était bien moins ambitieux que Crying Suns, donc le risque bien plus limité, qui ne nécessitait pas, en tout cas, de pré-production trop poussée.


Sur le prochain jeu, nous voulons vraiment faire une pré-production dans les règles de l’art, et même si c’est encore difficile à estimer au moment où je te parle, elle devrait durer pas loin d’un an. La pré-production doit permettre d’avoir tous les éléments possibles nécessaires au chiffrage de la production et il faut l’utiliser pour lever toutes les incertitudes. Bien entendu, cela dépend à chaque fois du potentiel du projet, car s’il y a des pistes intéressantes nous aurons tendance à surinvestir un peu plus dessus au dépens d’une autre et il faudra faire des arbitrages. 


Justement, à propos du prochain jeu, comment se fait-il que cette ancienne idée ne se soit pas dissoute dans l'infini espace des idées créatives ?

Cette idée de jeu ne s’est pas évaporée car il existe une communauté. Le salarié de Alt Shift avait à l’époque créé son compte twitter pour diffuser ses premiers POC et avait commencé à fédérer autour de lui une communauté de gens qui le suivent pour ce projet. Depuis, il a continué à alimenter sa communauté au fil de l’eau. Et nous, en tant qu’entrepreneurs, nous avons toujours gardé son idée en tête.

Une chose importante qu’il faut dire ici, c’est que nous faisons partie, nous-mêmes, de notre propre cible : nous sommes clients du jeu, nous avons très envie d’y jouer ! Il faut faire attention car cela peut introduire beaucoup de biais mais c’est un gros avantage pour impliquer l’équipe. 


Quelle part de ton temps est consacrée à l'innovation ?

En ce qui concerne ma propre contribution à la R&D du studio, comme je ne suis plus assez technique, j’y participe plutôt d’un point de vue management et stratégie, mais pas dans les aspects développements, ce n’est pas mon rôle.

Même si cette phase de R&D est plutôt technique, nous nous posons très tôt les questions du positionnement de notre jeu sur le marché. Il y a des allers et retours entre nos désirs de créativité et le marché qui sont nécessaires.


Comment faites-vous pour innover?

Nous faisons des sacrifices de poulets, et à chaque fois, nous avons des idées qui “popent” et nous arrivons à innover !

Plus sérieusement, parmi les associés, nous sommes trois à avoir fait des cursus de recherche, avec des thèses de doctorat : il y a Julien Cotret qui l’a faite en IA, Mathias Baglioni en IHM et moi en marketing. La démarche de Recherche est dans l’ADN du studio car elle fait partie de l’équipe dirigeante. Donc toutes les idées, aussi bien techniques que créatives, suivent toutes le même processus.

Il y a des étapes de veille et d’étude de l’existant, des phases de formulation de solution ou de création, positionnées par rapport à l’existant avec une valeur ajoutée. Nous veillons à ce que cette valeur soit axée sur l’expérience du joueur, c'est le positionnement que nous souhaitons donner au studio aujourd'hui. Ensuite, nous faisons des itérations pour valider progressivement les choix en les confrontant au réel, ce qui sous entend d’importantes stratégies de tests. 


Il y a les revues techniques ou les revues entre développeurs et les tests que nous faisons entre nous. Il y a beaucoup d’échanges et de discussions. Nous allons ensuite très vite vers l’extérieur, auprès d’experts du jeu vidéo ou même d’autres domaines, pour avoir leur avis sur les questions que nous nous posons. C’est très variable. Nous avons parfois des questions sur la production, sur la qualité du jeu, ou encore sur sa mise sur le marché (mock reviews).


Il y a les tests avec les joueurs finaux. Nous l’avons fait sur toutes les phases du projet. Pendant ces tests, le joueur et l’écran sont filmés et nous étudions ce qui est compris ou pas par le joueur. Ces playtests sont conclus par un questionnaire qualité dont les questions sont centrées sur les enjeux en cours d'évaluation (ex : UX, UI, niveau de difficulté, etc.).


Vers la fin du projet, il y a les tests de QA (Quality Assurance), plus orientés sur la détection et la correction de bugs que sur la  compréhension du jeu.


Mais le test le plus significatif pour nous a été la campagne kickstarter : ce fut un test grandeur nature très important. La campagne nous a permis de valider beaucoup de choses comme la conception du produit (à partir de la démo produite pour la campagne), la projection du produit sur le marché et son cœur de cible. 


Toutes les décisions sont prises de façon très collégiale et il y a constamment beaucoup d’échanges via des réunions informelles. Globalement, il y a assez peu de choses qui sont faites en tunnel. En ce moment, nous travaillons sur les rendus graphiques du prochain jeu. Le designer poste régulièrement sur notre slack les rendus et toute l’équipe réagit sur l’animation, le jeu de lumière, etc., jusqu’à arriver à quelque chose de plus en plus précis qui correspond à la vision la plus partagée.


Comment stimulez-vous l’innovation chez Alt Shift ?

Du fait que nous faisons un métier passion, je n’ai pas l’impression qu’il soit nécessaire d’en rajouter ! Le nombre d’idées qui “popent” est incroyable ! En tant que dirigeant, je me sens chanceux car j’ai une équipe formidable, motivée, où nombre d’idées fleurissent tous les jours. Il n’y a pas vraiment besoin de pousser particulièrement. Je pense même qu’il vaut mieux ne pas artificiellement pousser car ce serait dévoyer le principe. Je préfère le côté organique des choses. C’est mon côté bio.


l'équipe Alt Shift (photo Laurent Rebelle)
Equipe Alt Shift (photo Laurent Rebelle)

Nous faisons beaucoup de veille sur les jeux qui existent. Dans l’équipe, ce sont tous des carnivores, ils dévorent littéralement les jeux, c’est juste incroyable ! 

Comme les goûts de chacun sont très différents, cela permet du coup de brasser large sur la veille d’usage.

Nous essayons d’assister à un maximum de conférences, en ligne, comme la GDC (Game Developers Conference). 


Nous faisons aussi partie d’associations professionnelles (comme Push Start) qui permet de mettre en relation des professionnels de la filière jeu vidéo régionale et cela conduit à des échanges très intéressants.

Le fait de confronter ses idées, de ne pas rester en tunnel dans son développement, dans son équipe, favorise l'innovation.

A l’échelle de petits studios, il est indispensable de communiquer avec ses pairs plutôt que de rester dans le secret. L’effet tunnel peut être un facteur d’échec. Pour un petit studio, il vaut mieux très vite se confronter au réel.


Un petit scoop, sur le futur proche?

Ce n'est pas encore officiel mais nous travaillons sur le portage de Crying Suns vers une console japonaise bien connue (dont je tairai le nom pour l'instant). Nous devrions faire l'annonce dans le premier trimestre 2021.

Pour rester au courant, vous pouvez nous suivre sur facebook, twitter ou linkedin.


Merci Frédéric d’avoir partagé ta vision sur l’innovation.

Très bonne continuation !


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