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lundi 20 mai 2019

Parlons d'innovation avec…



Eric Chahi de Pixel Reef



Interview du 29 avril 2019, réalisée par rOmain Thouy


19ème article d’une série d’interviews réalisés sur la gestion de l’innovation dans le domaine des industries créatives (jeux vidéo, films d’animation) de la région Occitanie.

Eric Chahi
Eric Chahi, créateur de jeux vidéo et fondateur du studio Pixel Reef.
Paper Beast sera le premier jeu produit par Pixel Reef (fondé en 2016). C’est un jeu d'exploration qui se déroule dans un écosystème coloré, issu du Big Data. Le joueur est invité à vivre un voyage de découverte virtuel à travers une expérience de jeu immersive et poétique. L’équipe de production de Paper Beast est composée d’une douzaine de personnes, permanents et freelances. La phase de pré-production du jeu a duré 2 ans et sa production se terminera cette année.

Formation : autodidacte, Eric a commencé à créer des jeux vidéo à l'âge de 15 ans. Il a suivi quelques cours d’informatique au lycée (sur ZX81). Au travers de toutes ses réalisations de jeux, il a eu l’occasion d’exercer un peu tous les métiers dans ce domaine : le code, mais aussi le graphisme, le design et le scénario.
"Aujourd’hui, je travaille sur un jeu [Paper Beast] en réalité virtuelle, dans un univers simulé où il y a beaucoup d’innovations technologiques. Mon rôle principal est d’assurer que le jeu soit une bonne expérience pour le joueur. Mais je ne fais pas que de la direction créative, je participe également à la création des niveaux, au paramétrage des créatures, au travail sur leurs locomotions. Je le fais autant que possible, car je m’occupe aussi de l’équipe, de lui faire des retours et de gérer l’ensemble de la production.
"J’ai une façon de travailler qui peut être un peu déstabilisante : je ne donne pas tout à l’avance : il n’y a pas de cahier des charges ! Je travaille beaucoup dans l’itération, pour laisser de la place à la découverte. Je fonctionne comme cela depuis Another World : cette façon de faire m’est venue pendant la création de ce jeu. "

Bonjour Eric. Tout d’abord, comment définis-tu l’innovation dans ton domaine?

Bonjour rOmain.
L’innovation, c’est le fait d’apporter quelque chose de neuf au joueur, quelque chose auquel il n’a pas été confronté auparavant. Comme une expérience ou une partie d’une expérience de jeu : quelque chose de technologique, par exemple. Dans un jeu où l’expérience est tout à fait classique, il pourrait y avoir de nouveaux éléments dans la gestion de la physique, dans le gameplay ou encore, au niveau de l’univers du jeu. Au final, l’innovation qui m’intéresse, c’est celle qui fait sens pour le joueur.
J’ajouterai que la nouveauté est omni présente dans la réalisation du jeu, mais différente selon la phase dans laquelle nous nous trouvons : en production, par exemple, nous essayons aussi d’inventer, mais à partir des éléments qui ont été créés en pré-production.

Comment portes-tu cette innovation ?

Je n’imagine pas créer un jeu sans qu’il y ait une part d’originalité ou d’innovation. C’est dans mon ADN. Et Il y a un vrai plaisir à créer de la nouveauté.
Cette volonté d’innover dans le jeu est portée par toute l’équipe créative de Paper Beast. Tu peux la retrouver, par exemple, au niveau de la gestion de la physique : il y a très clairement l’empreinte de François Sahy, le programmeur qui a codé la partie GPU et la partie physique. Il a une sensibilité qui fait que ce qu’il crée prend vie d’une certaine manière. Sa personnalité se retrouve dans le système physique du jeu.

Pourquoi est-ce si important d’innover ?

Pour trouver des idées originales, pour explorer et inventer un nouvel univers de jeu. Nous y rencontrons des impasses ; nous devons nous frayer un chemin, trouver des solutions.
Innover, c’est passer plus de temps que sur un projet classique et tout tracé. Il faut que je gère les limites de ce travail d’innovation du point de vue financier, mais aussi des délais. Pendant la période de pré-production qui a duré 2 ans, je dirai que nous avons couvert à peu près 20% de la création des niveaux, 40% des entités peuplant le monde et 80% des briques technologiques servant de structure au jeu.

Comment fais-tu pour innover ?

A son démarrage, un projet de jeu est souvent un peu flou. Pour Paper Beast, les 3 piliers ou idées fortes de départ étaient de faire un jeu en réalité virtuelle avec de la locomotion procédurale, dans un univers ou écosystème né du big data.
Nous avions déjà travaillé sur ce type de locomotion avant même que cela vienne cristalliser avec l’univers du jeu et sans que nous sachions vraiment où cela allait nous mener ! Nous n’avons pas voulu définir tout le jeu du début jusqu’à la fin, de façon précise, pour éviter de nous rendre compte que ce que nous avions prévu pour la fin ne marcherait pas parce qu’en cours de route nous avions fait des choix techniques ou scénaristiques particuliers.
L’approche a donc été de commencer par le début du jeu, que nous avons affiné petit à petit, et au fur et à mesure de ce que nous avons découvert, en terme de gameplay, de technique, mais aussi en fonction de l’émergence des accidents qui pouvaient se produire quand nous testions des choses. Nous avons eu un peu l’impression d’entrer dans une forêt et d’avancer sans savoir trop où nous allions. Avec cette démarche, tu construis des briques progressivement et celles-ci te permettront ensuite de construire l’ensemble. C’est assez déstabilisant comme processus, car cela donne une vision “au radar” à l’équipe: elle a l’impression que nous ne savons pas trop où nous allons. En général, j’ai une longueur d’avance dans ma tête, mais il arrive des fois qu’il y ai des trucs qui popent et qui viennent changer la donne. La règle numéro 1 à respecter, c’est de ne pas remettre en cause ce qui marche et ce que nous avons déjà défini, mais plutôt de construire avec.
Pour revenir à notre processus, la plus forte contrainte était la locomotion procédurale : nous voulions des créatures qui puissent s’adapter au terrain. Pour rendre cela possible, il fallait que toute la physique des créatures, et de leurs mouvements, soit paramétrable et ne nécessite pas d’animateur. Il était donc nécessaire de créer des paramètres, des séquences de différentes actions, un peu comme tu le ferais pour programmer un robot dans la réalité. Tout le monde connaît les vidéos du Big dog de Boston Dynamics, dont le robot est capable d’adapter son déplacement sur tout type de terrain. C’est le même principe pour notre jeu, mais en virtuel ! Je voulais que nous atteignons cela, mais avec des créatures à 3, 4, 5, jusqu’à 20 pattes ! Avec Sébastien Cardona, le développeur, nous avons donc itéré dès le début là-dessus pour trouver comment stabiliser cette physique et empêcher les divergences dans le système. Il fallait aussi s’assurer que le déplacement autonome donne un ressenti au joueur proche de celui qui serait réalisé par un animateur. Le challenge à relever était de répondre à la question suivante : est-ce qu’au travers des paramètres nous pouvions réussir à ce que la créature communique la sensation d’être vivante au joueur dans sa manière de se déplacer ?
Sur cette partie-là, nous faisions des itérations à la journée. Seb a codé l’algorithme de la locomotion basé sur la physique implémentée par François. Chaque jour, nous réfléchissions ensembles à l’algorithme, à comment résoudre des problématiques comme la perte d’équilibre de la créature, en cherchant de nouveaux paramètres. Le nombre de paramètres de la créature s’est mis à augmenter. Nous étions continuellement en train d’implémenter et tester.
Arrivés à un certain point, nous avons estimé que cela fonctionnait assez bien sur un terrain de sable Nous avons alors voulu tester son comportement sur des terrains glissants, comme la glace. Et là, nous nous sommes rendus compte que les créatures ne marchaient pas bien dessus ! Alors nous avons refait une nouvelle série d’itérations, pour adapter le déplacement de la créature sur la glace, avec de nouveaux paramètres. En procédant de cette manière, nous avons pu définir un ensemble de règles qui vont permettre de créer non pas une espèce de créature, mais plein d’espèces différentes.

Allez, Eric, tu peux m’en dire un peu plus ?

Il y a aussi des innovations graphiques par rapport à l’univers choisi ; c’est le travail réalisé avec Pascal Lefort, l’artiste du projet qui s’occupe de la modélisation, des textures et des ciels, notamment. Par exemple, dans le jeu, nous avons un ciel avec des bandes de papiers, qui fait écho à une créature qui a un pelage en bandes de papiers. C’est la présence de cette créature qui a inspiré ce ciel. Cette idée est venue de l’écoute, de la communication orale qu’il y a entre les différents acteurs du projet : chacun voit ce que les autres font, c’est très inspirant. A l’inverse, ce qui est plus délicat, c’est que tout le monde n’a pas forcément le temps de tester ce qui a été fait par les autres. C’est le point le moins évident, car il y a des décisions qui peuvent se prendre entre 2 personnes et les autres n’en sont pas informés tout de suite. Mais bon, en même temps, ce sont parfois des décisions dont nous ne sommes pas sûr non plus !
Il faut quand même préciser qu’un des inconvénients majeur de cette méthode itérative, c’est qu’elle peut amener un peu de dispersion là où il n’en faudrait pas.
Pour contenir cet effet divergent, nous faisons en sorte de réaliser des prototypes qui soient utilisés dans le jeu. Tout au début du projet, nous avons créé un niveau entier avec des prototypes, dans le but de montrer et démontrer l’intention du jeu. Ces éléments ont beaucoup évolué depuis, mais ils existent toujours. Comme nous sommes une petite équipe, nous devons être économe en prototype.
Toujours par rapport à notre démarche, nous faisons rarement des brainstorms organisés, planifiés. En général, je préviens l’équipe de ce que j’attends du prochain niveau en rédigeant un petit document (textuel, essentiellement) : il décrit le synopsis du niveau avec ses grands thèmes. Nous en discutons ensuite brièvement en équipe (1 à 2 heure max), et puis nous décidons sur quoi nous allons partir. Mais en créant le niveau, nous nous rendons compte que plein de choses ne marchent pas, il y a des différences entre l’idée de départ et ce que nous avons réalisé à la fin. Cela se ressent surtout au niveau du gameplay. On itère. La plus grosse difficulté est de fusionner correctement le gameplay et le sens du jeu avec une certaine poésie. Que le contexte expose clairement une situation donnant envie au joueur d'agir.

Comment stimulez-vous l’innovation chez Pixel Reef ?

Elle est endémique, donc nous n’avons pas besoin de la stimuler ! Plus sérieusement, nous n’avons pas vraiment d’actions dédiées. Il y a un truc que j’aurai aimé faire mais nous n’avons jamais eu le temps, c’était d’organiser un atelier de mimes pour toute l’équipe, sur le travail du mouvement.
Comme je te l’ai déjà dit, nous échangeons beaucoup. Pour cela, nous utilisons un tchat interne : quand nous avons un nouveau truc à montrer, nous le mettons tout de suite dessus pour le partager. C’est assez stimulant. Il nous sert aussi de boîte à idées : quand un collègue a vu quelque chose de chouette, il le poste dessus. Pour moi qui manque de temps, c’est précieux.
En ce qui concerne ma propre veille, je lis beaucoup d’articles scientifiques, surtout en période de recherche, comme par exemple, dans le domaine de la locomotion, des algorithmes de simulation de fluide. Auparavant, avec François, nous avions travaillé sur un logiciel de simulation de volcan en 3D/temps réel. Pour pouvoir le réaliser, j’avais fait une recherche vraiment approfondie sur la simulation de fluide, sur tout ce qui touche à la volcanologie et aux écoulements de lave ; j’avais pour cela été en contact avec un chercheur sur ce projet. Et sur le jeu From Dust aussi, il y avait de la simulation et je me souviens que j’avais utilisé un article scientifique sur la simulation d’écoulement et d’érosion sur GPU.

Un petit scoop, sur le futur proche ?

Dans les prochains mois, nous allons en montrer un peu plus sur la tech supportant le gameplay du jeu. En attendant, vous pouvez suivre notre actualité sur notre compte Twitter (@Pixelreef) ou notre page facebook.

Merci Eric d'avoir partagé ta vision sur l'innovation.

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