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mardi 12 février 2019

Parlons d'innovation avec…

Célia Hodent, consultante en Game UX


Interview du 24 janvier 2019 réalisée par rOmain Thouy à Montpellier


14ème article d'une série d'interviews réalisés sur la gestion de l'innovation dans le domaine des industries créatives (jeux vidéo, films d'animation) de la région Occitanie.

Célia Hodent
Célia Hodent, consultante en game UX (User eXperience), c’est-à-dire en expérience utilisateur appliquée aux jeux vidéo. Célia travaille pour des studios de toute taille, afin de les aider à mettre en place leur stratégie UX, de les accompagner ponctuellement sur un projet, ou pour former leurs équipes.
Célia est auteure du livre "Gamer’s brain : How neuroscience and UX can impact Video Game Design" chez CRC Press.

Formation : Doctorat en psychologie ; spécialiste du développement de l’intelligence chez l’enfant et chez l’adulte. Célia a débuté sa carrière chez VTECH (qui font des jeux électroniques éducatifs pour enfants), puis elle a rejoint Ubisoft en 2008, avant d’aller chez LucasArts, pour enfin rejoindre Epic Games en 2013, où elle a travaillé sur Fortnite, entre autres, avant de se mettre à son compte fin 2017 en tant que consultante en Game UX.

"Le métier que je fais aujourd’hui n’existait pas quand je faisais mes études ; je ne savais pas que je commencerais ma carrière au Canada, puis que je m’installerais aux US et que j’aurais une carrière internationale. Je viens de terminer le livre de François Taddei qui explique qu’il faut former les enfants d’aujourd’hui à des métiers qui n’existent pas encore. C’est un peu mon cas : je venais de la recherche en psychologie de l’enfant et j’ai croisé des gens du jeu vidéo.  J’ai alors compris comment je pouvais appliquer mes connaissance dans la conception d’un jeu vidéo, qu’il y avait un métier qui pouvait se créer autour de cela. C’est bien aussi de ne pas avoir de plan (de carrière) déterminé dès le début, mais de rester ouvert aux opportunités.

Bonjour Célia, tout d’abord, comment définis-tu l’innovation dans ton domaine?

Bonjour rOmain.
Je la définirais comme quelque chose de nouveau qui rencontre son public.  Elle est en général beaucoup considérée comme technologique, comme l’arrivée de nouvelles plateformes, ou encore la réalité augmentée, virtuelle, mixte, le blockchain, etc.. Pour prendre un exemple que je connais bien, une des innovations qui a contribué au succès de Fortnite a été de rendre possible de jouer à partir de n’importe quelle plateforme avec seulement un compte.
Il y a aussi des innovations éditoriales, plus axées sur le contenu du jeu, sur ce qu’il va aborder comme sujet ou univers. Je pense, par exemple, à la sensibilisation à certains problèmes, comme avec le jeu Hellblade: Senua's Sacrifice [un jeu vidéo de type action et hack 'n' slash édité et développé par Ninja Theory, sorti en 2017], qui aborde la schizophrénie comme on ne l’a jamais vu auparavant dans un jeu. Il y a bien sûr aussi les innovations d’interaction, souvent liées aux évolutions de la technologie, qui vont susciter de nouvelles émotions, comme dans le jeu Inside (édité par Playdead), ou comme le futur Sky (de Thatgamecompagny), un jeu basé sur le don, la compassion, l’altruisme et le travail d’équipe. Toutes ces innovations vont permettre d’offrir au joueur de nouvelles expériences.
Dans l’UX, l’innovation est très fortement liée aux innovations technologiques, comme le Zéro Interface [définition d’Andy Goodman, directeur du groupe Design Strategy], qui pose aussi des questions d’éthique, d’intelligence artificielle, sur comment les joueurs vont comprendre et s’approprier ces nouvelles interfaces, qui peuvent paraître un peu magiques et qu’il faudra apprivoiser, s’approprier. Imagine que l’on te pose une simple électrode sur ton crâne, et qu’en te concentrant, tu vas pouvoir faire bouger quelque chose dans un jeu. Quand tu voudras faire cela, il faudra que tu puisses te concentrer sur cette action et seulement celle-la, alors que dans beaucoup de jeux vidéo (les jeux d’action) on demande typiquement aux joueurs de diviser leur attention. C’est intéressant de suivre l’évolution de ce types d’interfaces et de voir quelle forme cela va prendre.

Comment est portée cette innovation dans les studios que tu connais ?

Tout dépend des studios. Je vais prendre deux exemples parmi ceux que je connais. Chez Ubisoft, par exemple, il y a le think tank à Paris, qui s’appelle le Strategic Innovation Lab, et qui est dirigé par Caroline Jeanteur. Cette structure rapporte directement au PDG, Yves Guillemot. Ce lab est là pour anticiper les technologies du futur, comme le blockchain, en ce moment. Il étudie comment ces technologies vont changer les sociétés, quels impacts elles auront sur le jeu vidéo et comment elles pourront apporter de nouvelles expériences toujours plus intéressantes, plus immersives, plus personnalisées aux joueurs. Chez Ubisoft, ils ont la volonté de créer des mondes “bac à sable” où les joueurs pourront faire ce qu’ils veulent en se créant leur propre expérience. Donc le lab étudie et teste comment la technologie peut rendre ces mondes encore plus vivants.
Chez Epic, qui est beaucoup plus petite qu’Ubisoft, il n’y a pas de think tank et la compagnie est moins portée sur les process. C’est surtout Tim Sweeney (fondateur d’Epic Games) qui sent les innovations. Par exemple, Tim a senti venir le passage des jeux traditionnels (jeux sur cartouche ou dvd que l’on achète) vers les jeux gratuits en ligne qui n’ont pas de fin (Games As A Service ou GAAS).
Le plus souvent, c’est une personne qui porte l’innovation avec une vision : chez Epic Games, c’est essentiellement Tim Sweeney, chez Ubisoft, ce sont plutôt Serge Hascoët et Yves Guillemot. Et chez LucasArt, c’était Georges Lucas. Mais pour construire et réaliser ces idées, il y a surtout autour d’eux, toutes les personnes qui vont à la fois challenger et exécuter leur vision. C’est cet ensemble qui va conduire aux vraies innovations, concrètes. Souvent, cela fonctionne bien quand les visionnaires sont assez ouverts pour se laisser challenger par leurs équipes. Le challenge compte pour beaucoup dans l’élévation du niveau des idées, donc des innovations qui en découlent.

Comment faut-il faire pour innover?

J’ai beaucoup utilisé la démarche Design Thinking, centrée totalement sur l’utilisateur, donc sur l’UX. En Design Thinking, nous travaillons de façon itérative, en faisant beaucoup de tests et en analysant les résultats. En combinant cette démarche avec une approche scientifique appliquée au design, nous ajoutons des méthodes de tests qui vont nous permettre de nous assurer que nous n’introduisons pas de biais au cours de nos tests.
Le Design Lab dans lequel j’avais travaillé avait été créé pour permettre la prise de recul par rapport aux projets en cours de développement, afin de revoir la stratégie de l’entreprise, ce qu’elle veut vraiment accomplir, afin aussi de pousser un peu les technologies pour voir quelles nouvelles expériences utilisateur pourraient être proposées. En prenant ce recul, une société peut se demander, à un instant t : quelles sont nos ressources actuelles, où en est notre technologie, qu’est ce que nous voulons offrir à nos joueurs, est-ce qu’il n’y a pas un moyen, maintenant, de monter une marche supplémentaire ?
Le fait de se questionner permet d’innover. Prendre conscience de ses ressources va permettre d’exécuter l’idée et son exécution dépendra fortement de ces ressources. Même chose pour la technologie : il faut la posséder, l’éprouver et se l’approprier pour exécuter l’idée, voir même la pousser un petit peu plus loin pour débloquer une limite et trouver une nouvelle façon de faire.
D’un autre côté, le Design Lab peut être mal vu dans une compagnie où tout le monde bosse énormément. C’est une bulle à l’intérieur de l’entreprise et les personnes à l’extérieur, si elles ne sont pas bien informées, ne comprennent pas bien ce qui est fait dans le Lab. Mais c’est l’essence même d’un Design Lab (ou lab R&D) de se déconnecter pour prendre le recul suffisant. Par contre, c’est important qu’il y ait de la rotation au niveau des participants aux travaux du lab. L’expérience du terrain de nombreux métiers et profils est très importante dans un lab. Il faut que les personnes du lab aillent dans les tranchées pour se rappeler les difficultés à développer. Quand quelque chose d’innovant est trouvé dans le design lab, ce n’est pas le lab qui va le mettre en oeuvre.
Enfin, il faut de l’empathie pour expliquer à tous cette innovation. Car à ce moment là, si nous nous disons que c’est trop compliqué à faire, alors nous ne monterons jamais la marche donc il faut toujours challenger ce qu’il est possible de faire ou pas, tout en prenant en compte l’être humain et la charge de travail qui va lui incomber pour accomplir cette  innovation.
Et des fois, ce qui sort d’un lab peut profiter à tous, pas seulement à la compagnie qui héberge le lab. Par exemple, c’est ce qu’à fait Epic Games quand  ils ont trouvé un moyen de faire du jeu cross-plateforme avec le moteur Unreal Engine. Ils ont offert cette possibilité à tous ceux qui utilisent ce moteur pour développer leurs jeux. Cet aspect open source est très important : une fois que vous avez trouvé une avancée technologique permettant d’innover, vous pouvez décider de la partager avec tous.

Comment peut-on stimuler l’innovation ?

En invitant par exemple des personnes externes pour faire des conférences. Ou à l’inverse, en partant à l’extérieur faire des choses complètement différentes. Avec Fred Markus, nous étions partis fabriquer des jouets ou détourner des jouets pour en faire d’autres choses. La notion de manipulation des objets est importante aussi, car le fait d’avoir une action manuelle nous force à penser différemment. L’Université de design de New York (NYU, New York University) organise chaque année une série de conférences Practice, à laquelle j’ai déjà participé. Ces conférences sont plutôt focalisées sur le jeu vidéo, mais ils invitent chaque fois des intervenants en dehors de ce domaine là : l’année où je suis intervenue, ils avaient fait intervenir une joueuse de poker professionnelle et un grimpeur (escalade) professionnel. Ces interventions ont permis de chercher des corrélations, des similitudes entre nos métiers si différents, de faire des ponts vers d’autres univers, de réfléchir différemment, de trouver de nouvelles idées. C’est ce que nous appelons le “thinking outside of the box”.
Sinon, j’aimais bien organiser des PechaKucha, des présentations de 20 slides de 20 secondes chacun. Les personnes font ça sur des sujets différents qui les passionnent, sur un problème à résoudre ou sur une solution à un problème, pour le présenter aux autres. Au cours des PechaKucha, les liens se créent, des ponts se construisent. C’est très stimulant !

Un petit scoop, sur ton futur proche?

Des projets de livres ! A suivre, sur celiahodent.com.

Merci Célia, d'avoir partagé ta vision sur l'innovation.

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