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mercredi 2 octobre 2019

Parlons d'innovation avec...

Céline Pêcheur de Seele Games




Interview du 19 juillet 2019, réalisée par rOmain Thouy


24ème article d’une série d’interviews réalisés sur la gestion de l’innovation dans le domaine des industries créatives (jeux vidéo, films d’animation) de la région Occitanie.

Céline Pêcheur
Céline Pêcheur est game artist et cofondatrice de Seele Games, spécialisé en jeux pour smartphone, tablettes et Apple Watch.

Formation : Diplôme National d’Arts Plastiques (Nîmes).

  • son 1er jeu : Spelling Spells (jeu réalisé dans le cadre d'une game jam sur le thème de la Magical girl)
  • son 1er gros succès : Pocket Bandit , le jeu de braquage sur Apple Watch
  • son dernier gros succès : toujours Pocket Bandit.


"Comme j’étais passionnée de dessin, j’ai voulu m’orienter vers le stylisme et j’ai passé et obtenu un baccalauréat Métiers de la mode et industries connexes. C’est à ce moment là que j’ai été contactée par Dimitri [game designer et cofondateur de Seele Games] qui avait vu les dessins que je postais sur un forum et qui m’a proposé de le rejoindre sur un jeu vidéo qu’il était en train de développer. Je n’avais jamais pensé avant à aller vers cette industrie. Du coup, j’ai commencé à dessiner sur tablettes graphiques et à me former sur le tas. Comme j’avais de bonnes bases de dessin traditionnel, la peinture, les couleurs, c’est venu assez facilement.
"Avec Dimitri, nous avons collaboré sur des jeux (même s’ils ne sont jamais sortis), sur des bandes dessinées aussi (à partir d’influences de la BD franco-belge comme Enki Bilal, Loisel, croisés avec les mangas comme Evangélion et les films de Miyasaki). "
"J’ai fait ensuite quelques jobs en freelance, pour dessiner des logos et flyers pour des clients. Pendant cette époque, j’ai bien aimé travailler pour des couvertures de bouquins, car j’étais en contact direct avec l’auteur. J’ai particulièrement apprécié ma collaboration avec LLL David (aux éditions Mademoiselle a trois ailes). "
"Quand la première Apple Watch a été annoncé, ça nous a tout de suite intéressé : nous voulions trouver une interface de jeu où il y avait peu de concurrence. Nous l’avons choisi aussi car cela nous semblait faisable à deux. C’est comme ça que nous avons monté Seele Games, en 2016. "

Bonjour Céline. Tout d’abord, comment définis-tu l’innovation dans ton domaine?

Bonjour rOmain.
L’innovation s’exprime bien dans les contraintes. Avec moins de technologie, on pousse un peu plus la créativité. Si tu demandes à un dessinateur de dessiner ce qu’il veut, il ne va pas forcément avoir d’idées. Mais si tu commences par lui dire qu’il ne doit utiliser que 3 couleurs pour dessiner un personnage qui aura des ailes de chauve souris, alors là, il va te sortir quelque chose de cool !
Je pense que la contrainte est vraiment force d’innovation !

Comment portez-vous cette innovation chez Seele Games ?

Nous pouvons dire que notre stratégie est de nous positionner sur des niches. C’est pour cela que nous avons choisi l’Apple Watch. C’était un sacré défi que de se lancer à faire des jeux pour un écran aussi petit.
Dans la semaine qui a suivi l’annonce de la sortie de la première Apple Watch, nous avons tout de suite conceptualisé plein de petits projets intéressants pour cet appareil, souvent plus proches du jouet que du jeu. Comme par exemple le jeu avec la bille qui se déplace dans le labyrinthe et que tu guides en inclinant plus ou moins le labyrinthe. Donc des concepts très minimalistes.
Avec l’Apple Watch, tu dois, de base, être très minimaliste.

Pourquoi est-ce si important d’innover ?

Nous cherchons vraiment à développer des jeux qui parlent aux gens, qui les marquent. Nous voulons qu’ils se souviennent de nos jeux. Nous portons tous les deux cette envie.

Comment faites-vous pour innover ?

Dès que l’un de nous a une idée, il la note dans un dossier partagé sur un drive en ligne. Cela peut être aussi quelque chose que nous avons vu ailleurs, dans d’autres jeux. Tu peux avoir une mécanique de gameplay intéressante dans un jeu, que tu ne revois jamais plus après (dans le même jeu), et là, tu te dis, “ben ce truc là, je pourrais en faire tout un jeu”, alors tu le notes dans le dossier.
Quand nous réfléchissons à un nouveau projet, nous puisons dans ces notes. Pour mieux comprendre, il faut savoir que nos “gros” jeux nous prennent entre 1 à 2 ans de développement, et que les plus petits sont de l’ordre de 1 à quelques mois. Donc quand nous voulons développer de nouveaux jeux, nous ouvrons le coffre au trésor (le dossier partagé!). C’est le cas en ce moment car ils viennent d’annoncer la nouvelle Apple Watch (la version 5) et qui va en plus avoir une boutique dédiée !
Sinon, nous fouillons ce coffre tous les 3 mois, en général. Il contient une bonne centaine d’idées dont certaines ne sont pas réalisables tout de suite. Nous avons classé les idées par appareil (PC, tablettes, mobiles, etc.) et par temps de travail pour les réaliser. Il y a bien entendu toute une section dédiée à l’Apple Watch. Pour classer les idées, ou les reprioriser, nous utilisons un système de notation dans une feuille excel. Elle contient :
  • le concept de jeu ultra résumé (il doit tenir en une phrase),
  • une estimation de la difficulté notée de 1 à 5 pour la direction artistique (mon rayon),
  • une estimation de la difficulté notée de 1 à 5 pour le game design (le rayon de Dimitri),
  • une estimation de la difficulté notée de 1 à 5 pour le développement,
  • et une note de 1 à 5 pour évaluer le fun d’y jouer !
Le mieux étant donc d’avoir 5/5 à cette dernière note avec 1 partout ailleurs :-)
One Last Word, par exemple, réunissait pas mal de ces critères. Il s’agit d’un jeu d’enquête narratif prévu sur mobiles, tablettes (iOS, android) et PC, dans lequel le joueur incarne un inspecteur de police qui a traqué pendant une décennie un tueur en série surnommé le Flower Killer. Un soir, il est en face de lui, en salle d’interrogatoire. Mais hélas, fautes de preuves il va être libéré, car son avocat va arriver d’un instant à l’autre. La mission du joueur est simple : trouver le mot, la phrase, la preuve qui le fera avouer ses crimes.
La genèse de ce jeu est intéressante à raconter. Quand Dimitri m’avait parlé de One Last Word, avec son principe de jeu qui consiste à progresser par l’échec, pour être franche, cela ne m’avait pas trop convaincu. Il avait alors fait un petit prototype, à partir d’un bout du fameux roman Baltimore et il m’y avait fait jouer. J’ai mieux compris en jouant avec le prototype qu’avec ses explications : c’est comme cela que nous avons validé ensemble le fait de réaliser ce jeu.
Après cette phase de décision, nous avons fait une première séance de brainstorm pour créer le scénario d’OLW. Nous nous sommes réunis une journée, autour d’une table, avec un copain à nous (Flo, notre ancien voisin qui est aussi un ami). Nous avons commencé par nous focaliser sur le suspect, et plus particulièrement sur sa psychologie et son fonctionnement.
En amont de cette séance, nous avions fait plein de recherche sur des profils de tueurs en série (je suis sûre qu’on est traqué maintenant par la NSA, avec toutes les recherches google que nous avons faites :-). Nous avons étudiés différents profils, en partant de celui du désordonné qui laisse plein de trace, qui est instable et qui se fait choper très vite, jusqu’à celui qui a l’air bien sous tout rapport, avec femme et ses enfants, qui est intelligent et froid, bien intégré dans la société, qui ne laisse rien derrière lui. En la matière, une de nos références principales pour ce personnage est celui de Johann Liebert, dans le manga Monster. Dès le début, nous voulions créer, chez le joueur, le même effet que celui inspiré par Johann au lecteur de Monster. Comme autre inspiration, il y avait aussi le personnage d’Hannibal Lecter, dans la série Hannibal (2013). Toutes ces inspirations nous ont permis de définir un cap psychique et physique pour notre suspect. A partir de là, nous nous sommes mis à réfléchir à l’histoire, aux meurtres, au point de départ, etc.. Puis nous avons décrit le personnage du détective (le joueur), en choisissant là-aussi des références, comme Sarah Lund dans The Killing ou le flic pas commode dans True Detective. Nous avons écrit les histoires des deux protagonistes principaux, en parallèle. Les 3/4 de cette construction ne sera pas vue par les joueurs, mais cela permet de garantir toute la cohérence des personnages.
Une autre contrainte que s’est fixé Dimitri, pour que le joueur puisse mieux se projeter, c’était de ne pas personnifier le joueur comme un homme ou une femme, ses préférences sexuelles, etc.. Du coup, c’est très difficile de laisser cette ouverture narrative en utilisant la langue française (avec tous ses accords). C’est une difficulté supplémentaire. Mais cela permet d’obtenir une plus grande immersion du joueur. Chacun pourra calquer sa référence de détective sur le personnage que nous lui proposons.

Allez, Céline, tu peux m’en dire un peu plus ?

Par la suite, nous avons fait d’autres séances de brainstorming pour créer la vertical slice [il s’agit d’une version jouable du jeu permettant de donner un bon aperçu de l’expérience de jeu à un éditeur ou à l’équipe de développement]. Nous avons donc développé en entier le cas d’une des victimes, jusqu’à l’obtention des aveux du suspect.
Nous avons fait tester cette vertical slice à notre cercle d’amis proches et , à l’occasion d’une soirée, à des gens que nous ne connaissions pas forcément, afin d’avoir un premier retour. Cela nous a permis de voir que les gens accrochaient vraiment : au début ils se disaient, “ouais, taper du texte, je ne sais pas trop si ça va me plaire”, et puis tu revenais une demi heure plus tard, et ils étaient toujours là, à réfléchir dessus. Un autre truc que nous avons pu observer à cette occasion, c’est l’aspect coopératif du jeu : tu donnes la tablettes à quelqu’un et les gens qui sont autour de lui vont se mettre à collaborer avec lui, à lui proposer des choses, à retenir des indices. Ils lui disent : “vas-y, tapes ça”. Cette coopération, c’est quelque chose que nous aimons bien.
Avec cette vertical slice, nous avons pu vérifier que le concept marchait.

Comment stimulez-vous l’innovation chez Seele Games ?

Il y a une émulation assez naturelle entre nous. Nous nous enrichissons beaucoup de nos lectures, de visionnages de série/film, et bien entendu de jeux vidéo. Par exemple, pour OLW, nous avons relu le manga Monster, nous avons revu plein de séries de polar, comme True Detective, Mindhunter, nous avons aussi revu le film Seven.
Il y a aussi nos collaborations avec les développeurs. Nous n’avons pas forcément les mêmes développeurs pour chaque projet. Par exemple, il y a un garçon qui s’appelle Eol, qui est une vraie perle : il propose des idées, il participe au processus créatif. Comme nous n’avons pas les moyens de payer un temps plein à nos développeurs, ils ont en général un job à côté. Nous les rémunérons souvent sur les recettes du jeu, au même titre que nous (ils touchent un tiers). Donc pour nous, c’est très important qu’ils soient impliqués en continu : nous partageons le risque, mais aussi la motivation.
Notre cercle rapproché d’amis/familles participe aussi au processus d’innovation, notamment avec tous les feedbacks qu’ils nous donnent, aussi bien sur les idées et concepts que sur les prototypes ou les jeux, directement. Par exemple, pour le jeu Wiky Way, après avoir réalisé un test du jeu auprès des copains-copines, l’un d’entre eux m’avait suggéré de mettre un objectif santé journalier recommandé par l’OMS, comme dans Runtastic [application pour enregistrer les activités sportives de courses à pied, vélo]. C’est une feature que nous avons ensuite implémentée dans le jeu.
Comme autre source de stimulation, je suis les actualités qui sortent des salons comme l’E3: je n’y participe pas, mais je visionne les conférences retransmises et les annonces. Cette année, en marge de l’E3, il y avait une conférence non officielle sur de nombreux jeux indépendants. En la regardant, je note tout un tas de truc auxquels je n’avais pas pensé, c’est très riche.
Nous suivons de près, aussi, les dernières sorties de jeu sur mobile, toutes les semaines. Même chose pour l’Apple Watch.
Pour compléter cette veille, nous suivons des artistes ou des game designer en particulier sur les réseaux sociaux.
Comme réseau pour les graphistes (design logo, interface, icône), j’aime bien aussi dribbble, qui est peut être moins connu que d’autres. C’est utile pour moi qui m’occupe du concept art, du character design et de la direction artistique du jeu, ainsi que de la partie interface et du game feel.

Un petit scoop, sur le futur proche ?

Notre jeu Spin Bandit (la suite de Pocket Bandit notre jeu apple watch de cambriolage, mais cette fois développé pour smartphone et tablette ) vient d'entrer en beta test. Nous sommes en train de travailler sur un nouveau jeu pour Apple Watch : Golfinger, dont je te propose une vidéo de proof of concept. Et puis bien entendu, nous finalisons One Last Word pour l’été prochain !

Merci Céline, d’avoir partagé ta vision sur l’innovation. Très bonne continuation !

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