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mercredi 11 décembre 2019

La « vraieritable » histoire de Docteur Pilule

La "vraieritable" histoire
de Docteur Pilule

Une story'nnovation inspirée des interviews des 27 septembre et 11 octobre 2019 réalisées par rOmain Thouy
Mais quelle est donc l'histoire qui se cache derrière ce jeu de société qui rencontre un franc succès en France, et qui maintenant s’exporte aux États-Unis ?
Pour le savoir j’ai rencontré les trois papas du jeu, Guillaume, Jean-Philippe et Jacques, et je les ai écoutés me raconter Docteur Pilule.

La conception

L’idée de départ vient de Guillaume qui lance à Jean-Philippe, au cours d’un repas : “je suis sûr qu’on est capables de créer un jeu de société ensemble”. Guillaume revenait de vacances et il avait joué avec ses enfants à des jeux de société. Il s’était dit que les mécaniques d’itération dans l’élaboration d’un jeu de société étaient plus simples que celles du jeu vidéo. Jean-Philippe saute tout de suite sur ce pitch de départ. Il imagine, dans la foulée, des idées de mécanique de jeu, et dans l’après-midi même, il les partage avec Jacques. Le soir-même, la décision de créer un jeu était prise.
  
Les 3 papas (de g. à d.) : Guillaume Brunier, Jacques Exertier et Jean-Philippe Caro 


La grossesse

Jean-Philippe et Jacques ont travaillé pendant 2 à 3 mois ensemble, de leur côté. Puis, ils sont revenus vers Guillaume pour finaliser le jeu ensemble. Le principe de base est alors bien établi : ce sera un jeu en équipe où il faudra faire deviner des mots simples à son coéquipier, malgré les contraintes que l’on devra piocher.

La base de la production du contenu du jeu sera d’écrire des cartes qui puissent se combiner, qui soient simples à jouer et qui soient faciles à comprendre par tout le monde. Et comme dans le jeu vidéo, cela devra passer par beaucoup d’itérations.

Ils partent sur des contraintes physiques, psychologiques et / ou de diction. L’idée de faire de la coopération contrainte par handicap est venue assez vite car ce sont des idées exploitables aussi dans le jeu vidéo, leur domaine de prédilection.
La première idée était de faire coopérer 3 joueurs qui ont chacun un handicap. Après en avoir discuté avec Jacques, les handicaps sont devenus des médicaments avec des tares (les effets secondaires). Il y avait 3 pilules au début (une bleue, une rouge et une verte), qui ont été rapidement rationalisées en 2 pilules. Puis les contraintes sont devenues des entraves, qui changeaient à chaque tour.

Dès qu’ils avaient des idées, le soir, le we, ils les échangeaient entre eux.
Comme il y avait parmi eux un grand producteur (Guillaume est producer sur Beyond Good and Evil 2), ils ont fini par s’organiser. Les trois compères, qui se connaissent depuis longtemps, précisent que ce projet est le premier réalisé en commun par tous les 3. A cette époque, ils ne connaissaient pas du tout l’industrie du jeu de société.
Pour l’écriture, il n’y avait pas vraiment de rythme de travail : ils y travaillaient en dehors du boulot. Pour mûrir le projet, ils se réunissaient souvent à la pause déjeuner chez Jacques, qui n’habite pas loin des anciens locaux d’Ubisoft.

Les vœux de la FéeStival

À ce stade du projet, les trois concepteurs avaient prévu, pour concrétiser leur projet, de lancer un kickstarter pour pouvoir produire le jeu, mais petit à petit, la motivation s’étiolait …

Pour dynamiser l’équipe sur la production des cartes, Jean-Philippe a inscrit « Docteur Pilule » au Festival International des jeux de Cannes (février 2016). Il a payé les 500 € d’inscription pour avoir une table d’auteur au salon et il a ensuite prévenu ses deux copains : “bon ben voilà, dans 6 mois, j’ai perdu 500 € si nous n’allons pas là-bas avec quelque chose à montrer”.

À 6 mois du salon, la seule chose de « Docteur Pilule» qui existait était la mécanique du jeu. L’écriture des cartes était en cours. La disposition du plateau de jeu, le fait qu’il soit pliable ou non… rien n’était fixé.
Ils se sont donc réunis tous les mardi soir, chez Guillaume, pour travailler et avancer. Rapidement, la liste de production s’est remplie d’une tonne de choses ! Bref, ils ne savaient vraiment pas dans quoi ils avaient mis les pieds !

À ce moment-là, se souvient Jean-Philippe, beaucoup leur disaient qu’ils étaient malades de partir sans évaluation précise des budgets et des charges, sans planification concrète, etc.. Et Guillaume ajoute, “si à ce moment-là, nous avions été rationnels, nous aurions tout arrêté”.

Ce challenge a été un coup de génie …
Il s’est avéré après coup que ce festival était exactement le tremplin qu’il leur fallait.

Kickstarting

Pour ajuster les cartes pendant l’écriture, ils ont fait beaucoup de playtests. Chez Jacques, dans un premier temps. En commençant par le cercle de leurs proches, puis, petit à petit, en étendant à des joueurs qu’ils ne connaissaient pas. Ils utilisaient la vidéo pour surveiller les réactions et noter les expériences de jeu s’ils n’étaient pas présents pendant les parties. Ils ont même donné le prototype du jeu pour que les joueurs le testent chez eux. 

Un jour, Jacques a dit : “mais les gens rigolent, là ! Qu’est-ce que vous voulez de plus, les gars ?”. Effectivement, le but recherché était atteint ! Le jeu était devenu fonctionnel, il n’y avait pas besoin de plus !

Une de leur grande fierté c’est d’avoir réussi à tout faire sur le jeu. Aussi bien la création du jeu lui-même que l’administratif, la communication, etc.. Ils ont dû créer de zéro une vidéo de communication commerciale pour le kickstarter. C’était l’époque où Kickstarter venait tout juste d’arriver en France. À cause de la vidéo pour le kickstarter, il fallait absolument que le prototype du jeu se rapproche du jeu fini. Donc, finalement, tout cela a contribué à accélérer plein de choses ! 



La naissance !

Et Finalement, Docteur Pilule a pu être au rendez-vous de son premier festival international des jeux de Cannes et il a pu enfin se présenter au public !


À ce festival, il y a eu un très gros engouement sur le jeu. Dans la soirée de la première journée, ils ont dû rajouter des tables et réimprimer des plateaux pour pouvoir faire jouer encore plus de gens. Il a même fallu gérer des files d’attente. Comme le jeu est assez démonstratif, du coup, cela a attiré beaucoup de gens. 

Normalement, ils avaient prévu de lancer le kickstarter pour produire le jeu après Cannes, donc après en avoir fait la publicité au festival. Mais dans les faits, ils avaient appuyé sur le bouton de lancement du kickstarter par erreur une semaine avant le festival. A cette époque, leur ambition était de produire assez de jeux pour tous les contributeurs et d’arrêter après. Sauf que le buzz a fait que des éditeurs les ont contactés, en leur demandant un prototype, en leur disant qu’ils voulaient changer, voire arranger des petites choses sur le jeu, les règles, etc..
Finalement, tous les trois ont refusé leurs propositions, car elles étaient contraires à cette liberté de créativité non bridée qui avait été la genèse même du jeu.

Une semaine après ce premier festival, un petit distributeur, Paille Editions, a rappelé l’équipe et lui a proposé d’assurer la distribution du jeu mais pas sa production. Le kickstarter était toujours en cours et marchait bien (il y avait, à ce moment-là, autour de 7000 € de contributions sur les 10 000 € qui étaient demandés).

Par contre, le distributeur demandait de produire beaucoup plus que les 300 unités initialement prévues et qui devaient être couvertes par le kickstarter. Tout en prévenant aussi de ne pas trop en produire au cas où le jeu ne se vende pas bien. Le distributeur proposait de lancer dans un premier temps 1500 à 2000 boites maximum. Mais après plusieurs devis de fabrication, les trois copains ont décidé de prendre plus de risque pour des raisons d’économie d'échelle et pour maintenir le prix du jeu à 20 euros (contre un prix de 25 euros sinon). Au final, ce sont 3500 boîtes qui ont été fabriquées au premier tirage, puis 5000 sur le second et 5000 sur le troisième tirage.

Pour assurer la production, il a donc été nécessaire de concevoir tout le packaging. C’est Jacques qui s’y est collé, en utilisant le logiciel Indesign, qu’il ne connaissait pas. Pendant cette phase de design, il a aussi fallu monter une société : Fantastic lombric, c’est le nom qui a été choisi par sondage internet. Tout cela a été réalisé dans des délais restreints, du fait du kickstarter !

Comme il y avait 300 personnes qui avaient contribué au kickstarter pour 12 000€, et que la production des 3500 boîtes, au final, avait coûté 19 500 €, il a été nécessaire de rajouter de l’argent. Et il faut savoir que quand la production des 3500 boîtes a été lancée, aucun des trois larrons n’avait jamais eu en main un seul prototype du jeu final !!! Jean-Philippe se souvient même que le distributeur avait reçu le jeu définitif avant eux. Et quand celui-ci les avait prévenus qu’il venait de recevoir le jeu, les 3 compères lui avaient demandé de leur envoyer des photos pour vérifier les couleurs, l’agencement intérieur de la boîte, etc. ! C’était encore une fois, un saut de la foi, l’ADN du jeu, de toute cette aventure vécue autour de la production du jeu.

Les premiers pas 

Le jeu a d’abord été distribué dans des petites boutiques spécialisées, en France. Sur Montpellier, le premier à le vendre a été Pomme de Reinette, suivi ensuite de Lud’m, qui avait mis le jeu en tas, dans sa vitrine, pendant presque deux ans d’affilé. Puis Excalibur, la seconde année. Il y avait à peu près 720 boutiques en France et leur distributeur travaillait lui avec à peu près 600 d’entre elles. Il a commencé par placer de petites quantités chez quelques boutiques significatives, qu’il connaissait bien. Il avait prévenu que si les boutiques arrivaient à vendre les 3500 boîtes en un an, ce serait un succès.

Mais le truc incroyable, c’est qu’en 3 mois, il avait épuisé tout son stock ! Et effectivement, la première année, ce sont près de 9000 boîtes qui se sont vendues en tout. Aujourd’hui, les ventes se montent à 20000 unités. Du lancement du jeu à aujourd’hui, 33 000 boîtes de Docteur Pilule, en français, ont été produites.

Le baptême

Pour son premier Noël, le jeu était présent dans les petites boutiques spécialisées.
Pour le second, il était dans les moyennes (comme Cultura).


Pour le troisième (celui de 2019, qui arrive à grands pas), ce sont les grandes surfaces (comme la FNAC, Super U), mais également à l’étranger !


Cela a été rendu possible grâce à Goliath, un fabricant de jeu Hollandais, rencontré  lors d’un festival, il y a 2 ans. Les trois copains se souviennent que le patron de cet important fabricant de jeux, troisième plus gros distributeurs aux USA, était d’abord passé incognito sur le stand, attiré par l’ambiance et les rires. Il s’était installé derrières les joueurs, en spectateur. Il avait regardé une première partie. Puis, une seconde. Il avait discuté un peu avec Jean-Philippe et Guillaume et les joueurs. Il voulait absolument savoir si les joueurs qui jouaient ensemble se connaissaient avant la partie. Il avait demandé aussi si les gens rigolaient toujours comme ça, à chaque partie ? Il interpellait directement les joueurs, pour savoir ce qu’ils pensaient du jeu. Puis, il avait fini par donner sa carte de visite à Guillaume, en précisant qu’il devait partir mais qu’il comptait revenir.

Et le gars était revenu un peu après avec tout son état-major. Une partie était en cours avec d’autres joueurs. Au même moment, un groupe de filles a débarqué dans la même allée. Elles avançaient vers le stand de Docteur Pilule. Arrivées à sa hauteur, elles ont interpellé Jean-Philippe ou Guillaume : “Salut Docteur Pilule, c’est trop bien votre jeu ! Nous étions là, l’année dernière. Nous avons acheté votre jeu, merci, merci!”. Les gens de Goliath ont regardé les filles avec de gros yeux en se demandant ce que c’était que ce truc et leur boss a demandé aux filles si elles aimaient le jeu, si elles y jouaient souvent. Et là, la fille lui a répondu aussi sec que “oui, elle adorait”, “qu’elles y jouaient une fois par mois, entre copines”. Et elle a ajouté, qu’en plus, à chaque fois qu’elle y jouait avec de nouvelles copines, “celle-ci couraient s’en acheter un après”. C’était magique, comme un alignement de planètes improbable. Mais ce n’était pas encore fini !

À ce moment-là, le boss a dit qu’il voulait discuter. Tout ce petit monde s’est retrouvé finalement au 3ème étage du bâtiment, dans une salle qui se trouvait près des toilettes. Les discussions business sont allées bon train pendant un long moment. Et là, la porte des toilettes s’est ouverte et un gars en est sorti. Détail important, Guillaume et Jean-Philippe portaient encore leurs blouses de Docteur Pilule sur eux. Et là, le gars qui venait de sortir des toilettes s’est avancé vers leur table. Il a commencé par s’excuser d’interrompre la discussion, puis il a chaleureusement remercié Guillaume et Jean-Philippe, en leur expliquant qu’il avait une toute petite boutique dans le nord de la France et que Docteur Pilule lui avait fait son année. Le boss de Goliath lui a demandé si le jeu avait été facile à vendre. Et le gars a répondu : “aujourd’hui, si quelqu’un rentre dans ma boutique sans savoir ce qu’il veut, et bien il en ressort avec Docteur Pilule”. Un vrai sketch, mais totalement improvisé ! Ce fut vraiment une journée absolument incroyable !

Il a fallu quand même une année et demie pour signer ce contrat avec la société. Maintenant, le nom Goliath est inscrit sur les boîtes de jeu pour les pays francophones. Et pour les USA, il y a ce packaging extra, en forme de tube de médicament, très américain. 
Le jeu est aussi disponible sur Amazon, et depuis le mois d’octobre, chez les revendeurs, là-bas aux USA.

Les trois compères m’ont avoué, pour conclure, qu’ils ont du mal à réaliser que, cette année, les américains pourront jouer à leur jeu pour Thanksgiving !



Remerciements : merci aux 3 chefs de Docteur Pilule pour les interviews repas super sympas, et le prêt des photos et dessins pour cet article). Et merci à Pat pour sa relecture.

Et pour les vraisritables fans qui sont arrivés jusque là, je vous propose l'interview vidéo réalisé pour le webzine lokko :

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