Recherche dans les articles

mardi 29 octobre 2019

Parlons d'innovation avec...

Flavio Perez du studio Les Fées Spéciales


Interview du 11 juillet 2019, réalisée par rOmain Thouy


26ème article d’une série d’interviews réalisés sur la gestion de l’innovation dans le domaine des industries créatives (jeux vidéo, films d’animation) de la région Occitanie.

Flavio Perez
Flavio Perez est co fondateur, co gérant et directeur technique du studio Les Fées Spéciales. Cette SCOP fabrique des films d’animation en revendiquant une production artisanale, éthique et écologique. Pour y parvenir, les Fées utilisent et améliorent principalement des logiciels libres. Elles proposent également des formations à ces logiciels. Les fées spéciales est adhérent de la charte Ecoprod [Ecoprod développe et met à disposition des professionnels un centre de ressources pour réduire l’empreinte écologique de leur activité grâce à des outils gratuits tels que des fiches pratiques, des témoignages, des guides, des annuaires, des suivi de productions].

Formation : baccalauréat Arts Appliqués; diplôme des métiers d’arts dans le cinéma d’animation, section arts et technologies de l’image (université Paris 8); licence Pro gestion de production chez Les Gobelins.
  • son 1er film : Logorama, en tant qu'assistant de production
  • son 1er gros succès : Moi, Moche et Méchant, en tant que directeur technique
  • son dernier gros succès : Dilili à Paris, César du meilleur film d'animation, en tant que superviseur technique
"Je suis cofondateur des Fées Spéciales et aujourd’hui, cogérant. Je suis directeur technique de la structure, notamment en charge de la R&D technique.
"Pendant ma licence Pro, j’étais en alternance dans une petite boîte qui s’appelle Autour de Minuit, et j’y ai découvert la production de courts métrages expérimentaux, plutôt destinés à un public adulte. En 2008, ce fut la première fois que j’ai vu Blender en production sur un projet. Il y avait de supers projets, dont Logorama, qui avait été primé. "
"A la fin de mes études, à l’occasion d’une rencontre pro organisée par Les Gobelins, Jacques Bled, le patron du studio Mac Guff, a débarqué à la recherche de personnes pour renforcer la gestion de production d’un projet tenu secret. Je l’ai rencontré à cette occasion et ça à matché. Peu après, le studio m’a appelé pour me proposer un poste : c’était pour travailler sur le premier Moi, Moche et méchant. "
"Mon premier travail chez Mac Guff ? Il n’y avait pas assez de place sur le serveur pour finir le film donc il fallait effacer le plus de fichiers possibles toutes les semaines. Et pour faire cela, il était nécessaire de connaître la production, d’aller voir les équipes et de discuter avec eux, puis de scripter et de proposer des scénarii de nettoyage des espaces de stockages. En gros, il fallait que j’efface 2000 Go par semaine sans détruire le film Moi, moche et méchant ! Ce qui s’est bien passé, a priori, puisque le film est bien sorti ! "

Bonjour Flavio. Tout d’abord, comment définis-tu l’innovation dans ton domaine?

Bonjour rOmain.
C’est d’abord de repenser les méthodes de fabrication. Nous travaillons beaucoup sur des projets où nous ne pouvons pas appliquer les chaînes de fabrication classiques. Tout dépend des contraintes. Par exemple, avec des auteurs qui ont de tout petit budget, il faut avoir une méthode de production différente. Si nous voulons rentrer dans ces petits budgets, nous devons être innovants. Et dans ces petits projets, il y a souvent des propos qui nous plaisent !
Il peut aussi y avoir la contrainte du propos du réalisateur : nous avons fait des films pour des musées. Il faut alors travailler avec des scientifiques et avoir de la pédagogie pour aider l’équipe à faire des choix. Il faut savoir que l’animation coûte cher, car pour réaliser 1 seconde d’animation il faut plusieurs jours de travail, beaucoup plus que pour le tournage.

Comment est portée l’innovation chez les Fées Spéciales ?

Nous avons trois axes principaux d’innovation : technologique, social et production (sur la manière de construire et produire). Ces visions sont portées par plusieurs personnes. La vision technique, même si c’est mon domaine, est aussi portée par Damien Picard et Duy Kevin Nguyen, c’est-à-dire mon équipe. Sophie Marron porte beaucoup la vision économie sociale et solidaire (ESS). Et pour la vision production et médiation, ce sera plutôt Eric Serre.

Pourquoi est-ce si important d’innover ?

Tous les films que nous faisons, comme ceux pour les musées, par exemple, sont des prototypes. Ce sont des projets sur mesure, qui ne seront fait qu’une seule fois, pour lesquels nous devons souvent remettre en question notre méthodologie de travail. La part de recherche est vraiment importante et très variable dans le temps. Il y a la R&D technique, mais aussi la R&D sociale, comme pour le projet “Les Vérités”, dont je vais te parler juste après.

Comment fais-tu pour innover ?

Je vais prendre des exemples.
Un de nos projets actuels est un projet de série télé, en animation 2D (sous Blender), et qui s’appelle Les Vérités. Cette série consiste en un ensemble de saynètes courtes à caractère engagé, sur un ton tantôt poétique, tantôt humoristique, traitant de réalités frappantes de notre société moderne à travers les témoignages naïfs et spontanés (mais toujours riches de sens) d’enfants de 8 à 10 ans. La particularité de cette adaptation repose sur la transformation de la parole orale, très présente dans les textes, en Langue des Signes animée, passant par les mains et visages de tous les personnages de la série. La série est imaginée pour que tout le monde, y compris un public sourd, puisse la voir. L’innovation dans ce programme là, c’est la façon dont nous le construisons avec la communauté sourde. Nous travaillons avec des linguistes, des comédiens sourds, des interprètes, afin de trouver la meilleure façon de raconter ces histoires. Par exemple, il y a de l’humour qui ne passent pas du tout, ou des blagues qui tombent à plat.
Au début, la série devait s’appeler “la vérité sort de la bouche des enfants”. Nos collègues sourds nous ont tout de suite dit que pour eux, cela ne veut rien dire ! Ce projet nous tient à cœur. Mais nous devons aussi prendre en compte la diffusion. Nous avions décidé, au départ, que la langue de base serait la LSF (la Langue des Signes Française), mais nous avons changé en route car avec ce choix, nous nous interdisions de le faire diffuser par une chaîne étrangère.
Donc, il a fallu se détacher de la LSF et trouver quelque chose de plus universel. Ce qui est intéressant dans l’animation, c’est que tu peux vraiment faire tout ce que tu veux ! Tu peux faire du mime, ajouter de l’iconographie qui apparaît spontanément au dessus des personnages et qui raconte des choses. Sur ce projet, nous avons réalisé un pilote de 2 minutes qui a été présenté à Toulouse en septembre, lors du Cartoon Forum 2019. Nous avons eu de bons retours.
Pour faire ce pilote, nous avons fait venir chez nous l’été dernier pour un workshop, pendant une semaine, deux professeurs, des comédiens, 2 petites filles sourdes. Pour l’équipe, nous étions dans 2 mondes différents, et nous avons pris conscience de leur réalité. Nous avons fait beaucoup de captation, il y a eu beaucoup d’essais techniques pour répondre à beaucoup de questions. Comme celle-là, par exemple : pour un geste utilisé en langue des signes, quel nombre minimal d’images faut-il pour qu’il soit perçu et compris ? C’était vraiment passionnant de travailler avec ces petites filles, ces professeurs, ces comédiens et interprètes. Ce fut une semaine très riche, en émotion aussi : ces petites filles avaient une pêche très communicative !
Ce workshop a aussi remis en cause le texte initial. Aujourd’hui, nous sommes en pleine phase de réflexion sur l’écriture. Comme c’est un projet de série, il nous faut trouver un directeur d’écriture, c-a-d trouver la bonne personne qui acceptera les contraintes que nous avons dans l’écriture. Ce projet a plus de 3 ans et demi maintenant. Quand nous étions encore en incubation, par rapport à ce projet, nous avions à l’époque rencontré une autre SCOP qui était positionnée sur le créneau de l'interprétation en langue des signes. Son gérant faisait aussi des performances en langues des signes avec un poète de Montpellier, que nous avions rencontré. Et de fil en aiguille, ce projet s’est construit. Il a été ensuite mis dans les cartons, puis redémarré, puis à nouveau arrêté, redémarré, etc..
Nous avons cherché des financement et des aides, à partir des premières pistes que nous avions trouvées (la Région, BPI France nous ont aidé). Nous l’avons également présenté à la Fondation pour l’audition, qui nous a subventionné pour finir le pilote : globalement, c’est un projet qui a été très accompagné. Et maintenant, il faut trouver le financement pour faire la suite, c-a-d la fabrication de 26 épisodes de 7 minutes chacun. Nous sommes allés à Toulouse pour trouver des partenaires intéressés. C’est le genre de projet que nous portons, qui est beaucoup moins technologique, mais très innovant dans sa méthodologie et dans son propos éditorial.

Allez, Flavio, tu peux m’en dire un peu plus ?

Sur les aspects plus techniques, nous passons beaucoup de temps au sein des équipes, à regarder comment les gens travaillent, à voir parfois comment ils contournent nos solutions ! Car s’ils font cela, c’est qu’il y a un problème et qu’ils ne vont pas forcément nous le dire ! Je me suis très souvent assis à côté d’un DA [Directeur Artistique] ou d’un graphiste. Si j’avais le temps, je le ferai tous les jours.
Sur le projet qui démarre cette semaine, je vais passer beaucoup de temps à observer comment ils travaillent pour voir ce que je peux simplifier et optimiser leurs tâches. Nous avons commencé hier, et ils n’ont pas fait une minute de graphisme : nous avons passé une journée à regarder ensemble les données brutes que nous avions reçues (c’est un projet de compositing, c-a-d d’assemblage d’images.), comment nous voulions les ranger et les organiser : c’était la première phase, l’exploration, ou comment sont faites ces données.
Aujourd’hui, ils ont commencé à manipuler ces données, et dans 2 ou 3 jours, je vais me poser à nouveau à côté d’eux pour regarder comment ils travaillent et comment je peux améliorer leur processus pour leur faire gagner du temps. Nous avons des sources qui sont très différentes de ce que nous avons l’habitude d’utiliser. Notre client nous impose d’utiliser un certain logiciel (After Effects d’Adobe), et je n’ai pas de solution toute prête pour cela : donc j’ai du temps qui est prévu sur le budget de ce projet pour observer, comprendre et mettre en place des solutions pour mettre en musique cette production : chaque minute que nous pourrons grappiller sur la fabrication de chaque plan, sera une minute de plus que nous pourrons mettre dans la création. C’est stupide de perdre du temps à manipuler (ranger, renommer, copier, configurer) des fichiers au dépens de la création, quand la machine peut très bien faire ce travail quand on lui dit quoi faire !

Comment stimulez-vous l’innovation chez Les Fées Spéciales ?

Je veux reprendre des petites formations internes, à destination des équipes, pour expliquer les différents métiers de l’animation afin d'acculturer tout le monde : il y a des choses que les graphistes ne savent pas sur les métiers plus techniques et réciproquement. Donc je ferai des petites sessions d’1 h par semaine, après la pause déjeuner, par exemple, pour parler d’une thématique particulière.
Ici, au pôle REALIS (Pépinière de l'Economie Sociale et Solidaire), le midi, nous déjeunons avec les gens d’Enercop ou d’autres structures, et c’est passionnant. Cela nous fait réfléchir à la structuration d’entreprise, mais pas aux aspects créatifs et techniques des projets que nous avons (nous sommes le seul studio de ce type dans le pôle, pour le moment). Le pôle nous a aidé et nous aide sur la gestion de notre scop : je les apprécie beaucoup.
Nous réalisons constamment de la veille. Je suis des groupes de discussions, des Slacks dédiées. Les festivals sont super importants (MIFA d’Annecy, la Blender conference); j’aime bien aussi les RADI (Rencontres Animation Développement et Innovation).
Il y a beaucoup de petits événements très intéressants. Nous sommes allés cette année au Libre Graphics Meeting, par exemple.
Cette année, juste avant le SIGGRAPH, il y a eu la première conférence Pipeline. Un des fondateurs du groupe Pipeline.org, qui a co lancé cette conférence-là, souhaite que nous apprenions aussi des autres industries. Même s’il y a des particularités dans le domaine de l’animation, il y a plein de choses que nous faisons en pensant que nous sommes les seuls à faire cela alors que ce n’est pas le cas, et que d’autres industries le font déjà. Il y a des gens d’IKEA, par exemple, qui viennent expliquer comment fonctionne leur flux de travail. Il y a plein de choses à apprendre d’eux, même si tout n’est pas transposable à notre structure. C’est très stimulant !
Au niveau interne, nous avons un forum dans lequel tout le monde peut référencer un article, un tweet, une information à partager dans le studio. Nous utilisons aussi Mattermost comme plate-forme de messagerie collaborative (et open source). Et le wiki interne redevient central dans les documents utiles à plus longs termes.
Depuis 2 ans, nous collaborons avec d’autres structures. J’ai co fondé, il y a 2 ans, un groupe de discussion qui s’appelle lepipeline.org. Nous nous retrouvons tous les mois (nous avons présenté le groupe cette année à Annecy, au MIFA). C’est un groupe de personnes, dont les membres participent en leur nom propre (et il y a vraiment des pointures de l’industrie) et échangent, sans trahir leurs entreprises, sur des problématiques techniques qu’ils ont rencontré. Nous sommes entre 10 et 12 personnes à chaque réunion, avec une thématique précise à chaque fois (par ex., cette semaine, nous allons parler de “Push et de Pull, c’est quoi la différence pour la gestion de nos assets”). Dans ce groupe, nous avons aussi mis en place un glossaire afin de résoudre un gros problème de nomenclature dans notre domaine.
Je donne aussi des cours à Montpellier 3 et à Paris 8. De son côté, la société a mis en place une collaboration avec deux laboratoires de recherche, dont le RIRRA21. Ce sont les aspects innovation de production et des nouveaux modèles économiques qui sont étudiés. Cette collaboration est l'occasion, pour les chercheurs et pour nous, d'essayer d'anticiper un peu de quoi sera fait le futur dans un contexte de transition économique importants (nouveaux acteurs, modèles historiques en mutation, etc). Nathalie Combe est ingénieur de recherche sur ce groupement et profite du studio comme une étude de cas.

Un petit scoop, sur le futur proche ?

Nous sortons en novembre un serious game VR, réalisé pour Le programme ARD Intelligence des Patrimoines et le Centre d’études supérieures de la Renaissance de l’Université de Tours et il sera bientôt disponible sur leur site Renaissance Transmédia Lab. Nous en parlerons sur notre site web.
Et pour des questions plus technologiques je vous invite à visiter notre blog technique visible sur www.LaCuisine.tech. Nous allons bientôt lancer la version française pour la communauté francophone et profiter des nouveaux articles pour continuer la restructuration de ces outils de partage.

Merci Flavio, d’avoir partagé ta vision sur l’innovation. Très bonne continuation !

#ParlonsDInnovationAvec

Nos articles les plus lus